Quels impacts sur la biodiversité lorsque l’on lutte contre le changement climatique ?

publié par
Adrien Burdy
le
Monday
19
February
2024

Le changement climatique est au cœur des préoccupations internationales. En tout cas, plus que la préservations de la biodiversité. Or, beaucoup critiquent une vision trop centrée sur le changement climatique et regrettent une invisibilisation des enjeux de préservation de la biodiversité. D’autres rétorquent que les deux étant liés, lutter contre le changement climatique est suffisant.

En s’appuyant sur diverses études, essayons d’y voir un peu plus clair et de comprendre quels sont les impacts sur la biodiversité lorsque l’on lutte contre le changement climatique.

Qu’est-ce qui émet des gaz à effet de serre (GES) ?

Les émissions de GES sont responsables du changement climatique et la majorité de ces émissions sont causées par les activités humaines. Les activités qui contribuent le plus au changement climatique sont les transports, l’agriculture et le secteur du bâtiment.

Quand on regarde au delà des secteurs, on distingue une source d’émissions prédominante : l’énergie.

Le graphique suivant montre les émissions par secteur et on voit bien au delà des secteurs que  l’énergie représente presque trois quart des émissions de GES.

On parle d’émissions énergétiques.

Il existe également des émissions non énergétiques : les principales sont la déforestation, les émissions de méthane par les ruminants et les rizières, les émissions de protoxyde d’azote lors de l’épandage de fertilisants agricoles et les traînées d’avion. Il en existe d’autres de moindre importance.

Comment réduire ces émissions ?

Puisque l’énergie représente une écrasante majorité des émissions, il faut sortir des énergies fossiles et construire un mix énergétique bas-carbone (renouvelables et éventuellement nucléaire).

Il faut réduire l’élevage (donc la part de produits animaux dans notre alimentation), car il est émetteur de méthane et cause majeure de déforestation. En effet, environ 40% de la déforestation est causée par l’extension des surfaces de pâturage, ce à quoi il faut ajouter une partie des cultures destinées à nourrir les animaux d’élevage. Au total, l’agriculture est responsable de presque 90% de la déforestation.

Des pratiques agricoles tournées vers l’agroécologie et la polyculture permettraient de réduire l’usage de fertilisants azotés (4,1% des émissions de GES) et de cesser les cultures sur brûlis (3,5% des émissions).

Il faudrait également réduire les émissions non énergétiques de l’industrie chimique et ciment qui représentent 5% du total.

Enfin, réduire les déchets est un levier pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. En plus d’émettre des GES (3%), les déchets sont surtout de l’énergie gaspillée pour produire un surplus de biens ou d’aliments (30% de la production alimentaire est gaspillée). Accompagnée de mesures de sobriété, la circularité est un bon moyen de réduire notre demande, en énergie notamment, et de réduire les émissions de GES pour lutter contre le changement climatique, respecter les accords internationaux et préserver un climat favorable à la vie humaine sur Terre.

Quelles sont les causes de pertes de la biodiversité ?

Nous avons vu jusqu’à présent les grands leviers d’action de la lutte contre le changement climatique.

La question qui est au cœur de cet article concerne les effets de ces mesures d’atténuation du changement climatique sur la biodiversité, qui connaît également une crise sans précédent [1] dont la cause principale est également les activités humaines.

Il existe 5 causes majeures de la perte de biodiversité :

  • La destruction des habitats : les activités humaines sur terre ou en mer perturbent fortement certains habitats. La déforestation est une des causes majeures de la perte d’habitats. Certains habitats se retrouvent aussi fragmentés par les infrastructures humaines (les routes ou les barrages hydrauliques par exemple) et empêche les migrations ou les déplacements des espèces sur leur territoire.
  • Les espèces invasives : les flux de personnes et de marchandises à travers le monde entraînent parfois la perturbation d’un écosystème par une espèce invasive introduite par les humains de leur plein gré ou à leur insu.
  • La surexploitation : la chasse ou la pêche, dans des proportions excédant la capacité de régénération des espèces, peut causer l’extinction d’espèces et la perturbation des écosystèmes.
  • Les pollutions : les pollutions sont le rejet de substances ou d’énergie dans l’environnement à un taux trop important pour que ce rejet soit sans dommage sur les écosystèmes.
  • Le changement climatique : le changement climatique est la cause de destruction de la biodiversité la mieux étudiée. L’augmentation de la température moyenne globale et de la fréquence des aléas climatiques ont des effets sur les conditions de vie humaine mais également sur la biodiversité dans son ensemble. “Si nous ne limitons pas le réchauffement à 1,5 °C, le changement climatique deviendra sûrement la principale cause de perte de biodiversité au cours des prochaines décennies” selon l’ONG WWF [2]

Une récente étude dans la revue Science Advances [3] synthétise plusieurs articles scientifiques pour quantifier l’importance et les liens entre ces différentes causes :

Hiérarchies de dominance des cinq facteurs directs de perte de biodiversité étudiés, Jaureguiberry et al.

Il est intéressant de remarquer les liens forts entre les 5 principaux facteurs de perte de biodiversité. On voit également les nettes différences entre les espaces terrestres, d’eau douce ou marins.

Concernant le changement climatique, il joue un rôle particulièrement important sur la biodiversité marine, très sensible à la hausse de la température et à l’acidification des océans.

Effets des solutions “climat” sur la biodiversité

Ainsi, le changement climatique n’est qu’une seule des cinq causes majeures de la perte de biodiversité. Il est souvent rappelé qu’il est nécessaire de sortir de la vision “carbone-centrée” et de se préoccuper de la biodiversité et des autres frontières planétaires. Nous sommes les premiers à le dire et à le faire avec la Fresque des Frontières Planétaires.

En revanche, il est intéressant de se pencher en détails sur les potentiels co-bénéfices des actions d’atténuation du changement climatique sur les autres causes de la biodiversité.

Premièrement, la végétalisation de l’alimentation et la réduction de l’élevage ont des co-bénéfices directs sur le changement d’usages des sols puisque l’élevage représente 77% de la surface agricole et rappelons-le, est responsable d’une grande part de la déforestation à l’échelle mondiale. L’élevage intensif peut générer des rejets importants de nitrates, causant l’eutrophisation de milieux aquatiques (comme les algues vertes en Bretagne dues à l’élevage porcin par exemple). Il faut néanmoins veiller à ce que l’élevage soit substitué par des cultures qui n’ont pas recours à des pesticides ou des intrants azotés à l’excès car ce sont des pollutions dramatiques pour les espèces vivant dans les zones agricoles ou les cours d’eau (sans parler de la biodiversité des sols).

La réduction de l’usage des intrants azotés de synthèse est à la fois une moyen de réduire les émissions de GES (volatilisation lors de l’épandage et production dépendante des énergies fossiles) et de limiter l’eutrophisation des nappes phréatiques et des cours d’eau.

Enfin, pour produire de l’énergie bas-carbone, il faut développer fortement les énergies renouvelables dont l’éolien et le solaire, et électrifier les usages notamment avec des batteries.

Construire ces technologies requiert des matières premières variées dont de nombreux métaux. Cela nécessiterait l’ouverture de plusieurs centaines de mines pour répondre à la demande afin d’atteindre la neutralité carbone en 2050.

Quels sont les impacts du secteur minier sur la biodiversité ?

Le rapport de l’ETC (Energy Transitions Commission) [4] évoque les dommages causés par les mines sur la biodiversité. Selon le rapport, la perte de biodiversité directe est très faible comparée à l’agriculture :

Impacts directs et indirects de l'industrie minière sur la déforestation

Les impacts indirects des mines sur la biodiversité alentour peuvent néanmoins être 12 fois plus grand que sur le site minier seul. L’usage des sols et la consommation d’eau douce sont faibles à l’échelle mondiale mais peuvent concurrencer les besoins vitaux des populations locales.

Enfin, le secteur minier reste générateur de pollutions diverses (pollutions lumineuses, des sols, des eaux souterraines, de l’air ou encore par les vibrations). Toutes ces pollutions ne sont aujourd’hui que trop peu mesurées. Il faut rester prudent et ne pas les minimiser.

Par devoir de précaution, il est crucial de surveiller, documenter et réduire les impacts du secteur minier car la hausse de la demande en métaux nécessitera l’ouverture de centaines de nouvelles mines dans des endroits où les conditions d’extraction (métaux plus difficiles d’accès ou moins abondant que dans les mines actuelles) pourraient potentiellement décupler les risques pour la biodiversité.

Les scénarios de l’ADEME et la biodiversité

Puisque l’on étudie les impacts de solutions d’atténuation du changement climatique sur la biodiversité, il est intéressant de se pencher sur les scénarios de prospective qui mettent bout à bout des mesures politiques pour estimer l’atteinte d’objectifs à long-terme.

L’ADEME a imaginé quatre scénarios à l’échelle française de transition pour atteindre la neutralité carbone. Ces scénarios atteignent donc de manière différente un impact supposé neutre sur le changement climatique. [5]

A l’aide des feuilletons qui prolongent l’étude Transition(s), regardons quels seraient les impacts sur la biodiversité. L’ADEME n’a pas encore mené ce travail spécifiquement sur la biodiversité donc il s’agit là d’hypothèses à partir des feuilletons sur l’usage des sols [6] et les besoins en matériaux [7].

Ainsi en regardant les 2 graphiques suivant, on voit de nettes différences entre les besoins annuels de matériaux et métaux dans le scénario 1 (efforts de sobriété important) et le scénario 4 (fort développement de solutions technologiques).

Besoins en matériaux et métaux selon les scénarios de transition à horizons 2050

On peut imaginer des pertes de biodiversité décuplées et catastrophiques si les sites miniers nécessaires pour cet approvisionnement doivent avoir lieu dans des endroits plus difficiles d’accès et où la biodiversité jusqu’alors préservée est particulièrement riche. On peut aussi imaginer des technologies minières beaucoup plus vertueuses qui diminueraient les pollutions générées par l’extraction de matériaux et de métaux.

Quelle que soit l’hypothèse retenue, le défi de préserver la biodiversité s’avèrent bien plus grand et difficile à relever dans le scénario 4 que dans le scénario 1 où la sobriété permet d’agir à tous les niveaux.

Enfin, concernant l’usage des sols, qui est également une des causes de perte de biodiversité, on retrouve des tendances similaires pour l’artificialisation des sols selon les scénarios. Le scénario 4 artificialise environ 3 fois plus de surface que le scénario 1 pour atteindre le même objectif de neutralité carbone.

Ces trois graphiques sont largement insuffisants pour estimer les pertes de biodiversité selon les scénarios de l’ADEME mais souligne une évidence : la frugalité présente des co-bénéfices certains quand le pari technologique est risqué en ce qui concerne la protection de la biodiversité. Une étude complémentaire serait nécessaire pour mieux étudier les scénarios au regard des différentes causes de pertes de biodiversité.

Comment agir efficacement contre le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité ?

Dans un rapport spécial conjointement écrit par le GIEC et l’IPBES, une équipe internationale de chercheurs et de chercheuses décrit les liens entre changement climatique et effondrement de la biodiversité et les manières d’agir pour lutter simultanément face à ces deux crises. [8]

Le changement climatique est une des causes de la perte de biodiversité et la perte de biodiversité engendre également une accélération du changement climatique car la biodiversité joue un rôle crucial dans la séquestration du carbone.

Ainsi, puisque ces deux processus se renforcent mutuellement, il est impossible de lutter efficacement contre l’un sans prendre l’autre en considération [8, point 2]

Les précédentes mesures politiques se sont principalement attaquées à ces deux problèmes indépendamment alors que mettre en place des mesures d’atténuation simultanées permettrait de maximiser les co-bénéfices possibles. [8, point 3]

Les solutions basées sur la protection ou la restauration des écosystèmes jouent un rôle important dans l’atténuation du changement climatique mais doivent être accompagnées de réductions des activités humaines émettrices et d’une vision long-terme (et non pas uniquement une séquestration rapide du carbone). [8, point 10] Des pratiques agricoles et sylvicoles plus respectueuses et plus durables peuvent participer à la séquestration carbone et à une meilleure biodiversité. [8, point 14]

En revanche, le développement à grande échelle de champs ou de forêt en monoculture dans le but de fournir de l’énergie (e. g. biocarburants) serait destructeur pour la biodiversité. De la même manière, le boisement ou le reboisement d’écosystèmes pour séquestrer du carbone peut être bénéfique pour atténuer le changement climatique mais affecte négativement la biodiversité [8, points 18,19]

Exemples de mesures d’adaptation climatique et leur impact sur la biodiversité, Figure 4.3, IPBES/IPCC Workshop

Les solutions technologiques développées pour réduire le changement climatique peuvent poser d’importants problèmes pour la biodiversité. Il est nécessaire de prendre en compte au mieux les effets positifs et négatifs dans leur ensemble. Pour être bénéfiques, les énergies renouvelables doivent être analysées de manière systémique, en prenant en compte la biodiversité et les enjeux de circularité [8, point 20]

On l’a dit, la biodiversité et le climat peuvent s’influencer positivement si les mesures prises maximisent les co-bénéfices qu’il peut y avoir entre ces deux processus. Il existe à l’inverse des seuils ou points de bascules à partir desquels des boucles de rétroactions positives peuvent rendre l’effondrement de la biodiversité et/ou le changement climatique irréversibles. [8, point 31]

Diagramme Sankey sur les effets (positifs et négatifs) des actions d’atténuation du changement climatique sur les actions d’atténuation de la perte de biodiversité (en haut) et l’inverse (en bas), Figure 7.2, IPBES/IPCC Workshop

Le graphique ci-dessus, issu du même rapport conjoint IPCC-IPBES, montre l’impact des actions pour la biodiversité sur le climat et réciproquement. Il témoigne de la complexité des interactions entre biodiversité et climat.

Ainsi, il est nécessaire de veiller à la préservation de la biodiversité tout autant qu’à l’atténuation du changement climatique. Les actions qui agissent sur l’un comme sur l’autre ont un potentiel bénéfique plus élevé pour garantir des conditions de préservation du climat et des écosystèmes indispensables à la vie humaine.

Sources

  1. https://www.britannica.com/science/biodiversity-loss/Ecological-effects
  2. WWF Planète vivante https://www.wwf.fr/sites/default/files/doc-2022-10/LPR 2022 VFINAL_Page_pageBD.pdf
  3. Pedro Jaureguiberry et al., The direct drivers of recent global anthropogenic biodiversity loss. Sci. Adv. (2022) 10.1126/sciadv.abm9982
  4. Energy transition commission, Material and Resource Requirements for the Energy Transition, p95, https://www.energy-transitions.org/wp-content/uploads/2023/08/ETC-Materials-Report_highres-1.pdf
  5. Prospective - Transitions 2050 - Rapport, ADEME, https://librairie.ademe.fr/recherche-et-innovation/5072-prospective-transitions-2050-rapport.html
  6. Prospective - Transitions 2050 - Feuilleton sols, ADEME, https://librairie.ademe.fr/energies-renouvelables-reseaux-et-stockage/5438-prospective-transitions-2050-feuilleton-sols.html
  7. Prospective - Transitions 2050 - Feuilleton Matériaux de la transition énergétique, ADEME, https://librairie.ademe.fr/energies-renouvelables-reseaux-et-stockage/5351-prospective-transitions-2050-feuilleton-materiaux-de-la-transition-energetique.html
  8. IPCC https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/2021/07/IPBES_IPCC_WR_12_2020.pdf