Quelles limites au modèle des frontières planétaires ?

publié par
Adrien Burdy
le
Monday
19
February
2024

Le concept des frontières planétaires est un cadre théorique qui a pour but de modéliser des frontières planétaires, c’est à dire des seuils à partir desquels certains processus —  qui régule le système Terre et le rendent habitable par l’humanité — seraient perturbés. 9 frontières ont été choisies : le changement climatique, l’acidification des océans, l’appauvrissement de la couche d’ozone, l’intégrité de la biosphère, la charge atmosphérique en aérosols, les nouvelles pollutions chimiques, l’usage des sols et les cycles de l’eau douce et les cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore.

Comme tout modèle scientifique, il simplifie et approxime le réel, ici avec des variables de contrôles, des seuils et des processus. Les choix de modélisation sont faits par des équipes de scientifiques, qui même avec une volonté apolitique, souffrent forcément de biais. De plus, toute simplification de l’immense complexité de notre système Terre ne peut être exacte.

Ainsi, il est intéressant et important d’étudier les limites du concept afin de l’utiliser en conscience de ses défauts pour faire avancer une lutte juste pour la transition écologique et sociale.

Critiques des frontières planétaires

Voici quelques critiques à son sujet, recensées dans l’article de Biermann and Kim, 2020 [1] :

1. Un modèle “long-termiste”

Le modèle des frontières planétaires est critiqué pour évaluer les perturbations du système Terre à long-terme ce qui invisibilise les conséquences existantes avant le franchissement d’une frontière et fait peser le risque d’une réaction trop tardive pour lutter contre la perturbation des processus en question.

2. Des seuils arbitraires, trop généreux

Bien que les seuils fixés comme frontières planétaires se veulent précautionneux , ils ont plusieurs fois critiqués pour leur partialité ou comme sous-estimant les risques de perturbation d’un processus. Dans le papier de 2015, les auteurs ont précisé que les seuils fixés pour les frontières planétaires n’étaient pas équivalents à des seuils ou des points de bascules globaux.

3. Des frontières mal définies

Plusieurs scientifiques des sciences de la Terre ont également remis en question le choix des frontières ou la définition d’une frontières particulière.

En 2009, la frontière du cycle de l’eau douce a été critiquée comme étant trop conservatrice et en réalité déjà franchie

La frontière perte de biodiversité a aussi été sujet de débat dans la communauté scientifique. En 2015, l’unique variable de contrôle a été remplacée par de nouvelles pour prendre en compte la biodiversité fonctionnelle et la biodiversité génétique.

Nash et al. ont également fait remarquer une sous-estimation du rôle des écosystèmes marins et suggérait l’ajout de la surface de fond marins comme d’importance équivalente à l’usage des sols (terrestres).

Une autre proposition de changement des frontières fut celle de Running, suggérant d’ajouter une frontière pour la consommation humaine de ressources biologiques pour qu’elle reste en dessous de la production nette. Cette frontière aurait ainsi regroupé l’usage des sols, les cycles de l‘eau douce, la perte de biodiversité et les cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore.

Cette proposition n’a pas été retenue par l’équipe du Stockholm Resilience Centre mais dans l’esprit de cette proposition, la frontière “perte de biodiversité” est devenue “changement d’intégrité de la biosphère”.

4. Des frontières planétaires qui invisibilisent les inégalités globales

Le cadre des frontières planétaires a été développé par le Stockholm Resilience Centre donc principalement par des scientifiques des pays du Nord. Il s’attache à un cadre global uniquement. Ce faisant, il met de côté l’existence de profondes inégalités aux échelles globales et régionales.

Pour les décideurs des pays du Sud, il est donc vu comme un frein injuste à leur développement économique par rapport aux pays du Nord. Un seuil unique s’applique à des pays ayant des contributions historiques au dérèglement des processus des frontières planétaires bien différent et ne subissant pas les effets de la même manière.

Par exemple, le fait de statuer initialement comme seuil de dépassement de la frontière ‘usage des sols’ une conversion de 15% de la surface globale en terres agricoles était injuste pour les pays dont les surfaces agricoles sont encore faibles par rapport à ceux dont l’expansion a déjà eu lieu. La modification de la variable de contrôle pour un maintien de la surface forestière globale à 75% au moins de la surface originale est tout aussi controversé puisque qu’il y a des gros écarts historiques et géographiques dans les activités de déforestation/reforestation.

5. Anthropocentrisme, objectivation de la nature

Le domaine de l’écologie politique et de la philosophie a également émis des critiques à  l’égard des frontières planétaires. Elles seraient une vision anthropocentrique qui définie le système Terre comme un ensemble de variables contrôlables dans le but de maintenir les conditions d’habitabilité de la Terre pour l’espèce humaine.

6. Peur d’un mauvais usage par les décideurs ou d’une “expertocratie”

Les frontières planétaires sont définies scientifiquement. Elles ont été pensées comme des seuils de perturbation de processus terrestres et non comme des objectifs politiques pour guider l’évolution de nos sociétés. Ainsi, leur usage comme objectifs sociétaux doit être réfléchi. Il implique une bascule de pouvoir des politiques vers le pouvoir des scientifiques.

L’évolution du modèle

Toutes ces critiques ont permis de faire évoluer le modèle des frontières planétaires au fil des ans. Ainsi, depuis 2009, plusieurs variables de contrôles ont été modifiées, maintenant définies comme des variables d’intérim avant la découverte de variables plus justes. Entre 2009 et 2015, la biodiversité, les cycles de l’eau, l’usage des sols ou encore les aérosols ont connu un ajout ou une modification des variables de contrôle.

De nombreux scientifiques ont contribué à son amélioration continue et les publications scientifiques du Stockholm Resilience Institute reconnaissent explicitement certaines limites du modèle.

Le modèle des frontières planétaires, bien que critiqué et critiquable, permet au moins de sortir d’une vision trop souvent focalisée sur le carbone ou le climat. Et si 9 frontières ne sont pas suffisantes pour décrire exhaustivement la complexité des interactions entre les écosystèmes et les processus terrestres, la prise en compte de 9 critères au lieu d’un seul est un pas non négligeable vers une vision plus systémique des enjeux. Mêlé à un regard critique des sciences sociales, le modèle permet de faire avancer la compréhension des activités humaines déplorables pour nos propres conditions d’habitabilité de la Terre pour l’humanité et l’équilibre de tout ce qui vit sur cette planète.

La Fresque des Frontières Planétaires est un atelier de 3h, ludique et participatif, conçu pour s’emparer de ce modèle afin d’élargir notre vision de la crise écologique et susciter le passage à l’action.